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Quand la BD fait son cinéma Energies 405 - Bruno Colombari

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S’il a encore une fois fait la part belle au documentaire et au cinéma méditerranéen, le festival d’automne a proposé trois adaptations de BD sur grand écran. Où quand le septième art s’inspire du neuvième...

LE SAVIEZ-VOUS ? Le bleu est une couleur chaude. C’est en tout cas le titre d’une bande dessinée de Julie Maroh (Glénat, 2010), récompensée à Angoulême et adaptée au cinéma par Abdellatif Kechiche. La suite, on la connaît : sélection officielle à Cannes pour La vie d’Adèle, Palme d’Or (la première pour un film inspiré d’une BD) et buzz intense sur fond de polémique entre le réalisateur, ses actrices et son équipe technique.

Peu importe : même s’il est long (un peu trop selon certains, près de trois heures), le film propose un autre regard sur cette histoire d’amour entre Emma, artiste peintre ambitieuse et cultivée et Adèle, lycéenne qui rêve de devenir institutrice. Si les scènes de sexe ont fait beaucoup parler, La vie d’Adèle est aussi (et surtout) un film sur la différence de classe, une différence qui fissure et finit par faire éclater la liaison entre les deux jeunes femmes. Et Kechiche filme mieux que quiconque l’amour naissant qui s’exprime par des regards et des silences.

LA BD DE JULIE MAROH est plus sombre que le film, plus tragique. Son récit est monté en flashback alors que celui de Kechiche est linéaire. Elle a aussi une singularité graphique : comme l’indique son titre, elle est presque intégralement en noir et blanc, avec des touches de bleu, hormis quelques planches en couleurs (celles correspondant au présent). Le film de Kechiche est lui solaire, avec un travail particulier sur la lumière du jour qui fait briller les regards et vibrer les couleurs.

LE FESTIVAL A AUSSI PRÉSENTÉ deux autres films adaptés de BD en avant-première. Pour Lulu femme nue (sortie en janvier 2014), la réalisatrice Solveig Anspach était invitée. Lulu femme nue, c’est un album en deux tomes (parus en 2008 et 2010 chez Futuropolis) signé Étienne Davodeau. Une histoire à la fois banale et extraordinaire, celle d’une femme de quarante ans qui s’échappe littéralement. Pour la première fois de sa vie, elle se sent libre, détachée du quotidien, disponible et heureuse.

Solveig Anspach, réalisatrice de Lulu femme nue
Solveig Anspach, réalisatrice de Lulu femme nue

« Étienne Davodeau m’a dit que la BD existait déjà, qu’il n’avait pas besoin d’une photocopie et que je fasse ce que voulais, explique Solveig Anspach. L’histoire est différente mais l’esprit est le même. » Comme pour La vie d’Adèle, la réalisatrice a abandonné la construction en flash- back de la BD pour un récit chronologique. « Adapter une bande dessinée, on peut penser au début que c’est plus facile. Mais non. De plus, il y a moins besoin de dialogues quand les personnages sont incarnés par des acteurs. Les BD d’Étienne sont toujours en prise avec le réel, d’ailleurs il fait beaucoup de photos des lieux qu’il dessine. Lulu femme nue, c’est une super histoire, qui concerne plein de femmes, mais pas que les femmes. Plein d’hommes et de femmes ont eu des rêves, des espoirs, dont ils n’ont rien fait. A un moment, il faut pouvoir dire stop et réfléchir. »

ÉTIENNE DAVODEAU, à qui nous avons rapporté ces propos, confirme : « Il semble que les 150 pages de mon récit auraient fait, en l’état, un film un peu long. Il se trouve aussi et surtout que la bande dessinée et le cinéma ne sont pas des modes narratifs aussi proches qu’ils semblent l’être. Ce qui m’intéresse, c’est que ma Lulu et sa cousine cinématographique, sur le fond, s’entendent bien. »

Et comment s’entendent Dominique de Villepin, son double de papier Alexandre Taillard de Vorms et son double au cinéma Thierry Lhermitte dans Quai d’Orsay ? La BD de Christophe Blain et Abel Lanzac (Dargaud, 2010 et 2011) est explosive, éruptive à l’image du personnage principal, insupportable et illuminé du ministre des affaires étrangères (situé au Quai d’Orsay donc) au moment des préparatifs de la deuxième guerre du Golfe, début 2003, qui débouchera sur le célèbre discours au conseil de sécurité de l’ONU.

Sur le papier, les métaphores visuelles abondent, avec Taillard de Vorms en minotaure, Albator ou même Dark Vador. Les changements d’échelle aussi : le jeune conseiller Arthur Vlaminck (interprété par Raphaël Personnaz) se sent parfois écrasé et minuscule sous les dorures de la République, par la mégalomanie du ministre et les vacheries de la Cour. Dans le film de Bertrand Tavernier, le rythme est certes trépidant, l’humour omniprésent, les anecdotes savoureuses, mais le récit est plus classique : il manque la démesure et la folie qu’Abel Lanzac (lui-même ex-conseiller aux langages) a su transmettre aux dessins de Blain. A noter que les deux auteurs ont collaboré au scénario du film.

Xavier de Lauzanne, réalisateur de Enfants valises
Xavier de Lauzanne, réalisateur de Enfants valises

LE FESTIVAL, QUI AURA ATTIRÉ 6000 SPECTATEURS sur une configuration réduite (sans la grande salle, il était difficile de faire beaucoup mieux), aura également reçu Xavier de Lauzanne, dont le précédent film, D’une seule voix, avait obtenu le prix du public en 2009. Enfants valises traite de la question des adolescents primo-arrivants, Africains francophones et scolarisés dans des classes spécifiques. Dans le contexte tendu de l’affaire Léonarda, le film pose avec finesse la question de l’intégration par l’éducation et la maîtrise du français.

« Je n’aborde pas la question de l’immigration directement. Pour ces jeunes, l’enseignant incarne la France, ils s’y accrochent. Le but du film n’était pas de prouver que cette intégration est formidable ou atroce. C’est plutôt de détricoter les certitudes. Et de montrer que pour certains ça se passe bien, pour d’autres non, comme ailleurs. »

Mention aussi à l’impressionnant 5 caméras brisées du Palestinien Emad Burnat et de l’Israélien Guy Davidi, un documentaire brûlant sur la lutte de villageois de Cisjordanie dépossédés de leurs terres par des colons israéliens. La frontière est là, tangible, sous la forme d’une clôture grillagée, avec d’un côté des enfants et des paysans en colère, de l’autre des soldats qui n’hésitent pas à tirer à balles réelles. Mais aucune frontière, nulle part, ne peut empêcher les images de circuler.

Voir l’interview de Solveig Anspach par Ciné Zoom :

D’autres vidéos de réalisateurs invités ainsi que des réactions du public sont en ligne sur la page facebook du festival.

Les jours heureux, prix du public

Sorti depuis le 6 novembre, le documentaire Les jours heureux de Gilles Perret est arrivé largement en tête du prix du public. Et c’est mérité, ne serait-ce que parce qu’il permet de revoir deux grandes figures de la Résistance disparus récemment : Stéphane Hessel et Raymond Aubrac. Il y avait donc urgence à raconter l’histoire du Conseil national de la Résistance, qui a fondé, avant-même la Libération, le socle du modèle social français (sécurité sociale, retraites, nationalisations, liberté de la presse). La comparaison entre les témoins et acteurs de l’époque et les politiques d’aujourd’hui (Jean-François Copé, François Bayrou, François Hollande), interrogés en fin de film, est cruelle pour ces derniers. Ces deux “vieillards” habités par leurs convictions et qui étaient prêts à sacrifier leur vie pour elles étaient des géants. Grâce à ce film, leur voix portera longtemps encore.