Mémoire

Des témoignages pour l’histoire Energies 418 - Jeremy Noé

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En marge du 70e anniversaire du débarquement, l’association Jean Zay en Provence est allée à la rencontre des lycéens de Fourcade, accompagnée de témoins directs de la guerre. Sept décennies après les événements, leurs témoignages sont aussi précieux que fragiles.

C‘ÉTAIT IL Y A DEUX SEMAINES À PEINE, LES TÉLÉS, LES JOURNAUX, INTERNET, ÉTAIENT PLEINS DU 70 E ANNIVERSAIRE DU DÉBARQUEMENT EN NORMANDIE (en 1944 donc), un mois après le jour férié attribué pour la capitulation de l’Allemagne nazie (en 1945), et les commémorations d’usage. A cette occasion, peut-être vous êtes vous dit « qu’ils n’arrêtent pas de raconter toujours les mêmes trucs, tous les ans on en fait des tonnes, pour ce à quoi ça sert de toutes façons...  ». Mais la mémoire collective est un être vivant, elle peut mourir, il faut profiter d’elle tant qu’elle est vive, il faut l’entretenir, écouter les témoins tant qu’ils sont là : car après, il ne reste plus que les films, les enregistrements et les livres d’histoire.

Cette fragilité, les profs d’histoire ne la connaissent que trop bien : « J’ai commencé à travailler sur la mémoire de la Shoah avec les élèves il y a plus de 20 ans, et j’ai vu l’évolution chez les élèves, explique Danielle Bernardi, enseignante au lycée Fourcade. Les premières générations à qui on en parlait étaient bouleversées. D’autant plus qu’on les amenait sur les lieux clés, au siège de la Gestapo à Marseille... aujourd’hui on n’a plus le même accueil. On peut avoir des réactions lassées, quoi, encore vous allez nous parler de ça ? Les jeunes ont l’impression de tout savoir. Mais on s’aperçoit que ce n’est que superficiel. Et il est difficile de les toucher. Il faut être plus convaincant. » Pour cela, les professeurs ont apporté leur aide cette année encore, à l’association Jean Zay en Provence pour des rencontres entre des Premières et Terminales, à Gardanne et à Rousset et des témoins directs de la guerre et du débarquement. Mais pour combien de temps encore ?

JOE RONSMANS-DAVRAY, ENGAGÉ VOLONTAIRE QUI A PARTICIPÉ AU DÉBARQUEMENT EN PROVENCE, a dû se faire excuser pour s’occuper de sa compagne, hospitalisée ce jour-là. Denise Toros- Marter, rescapée du camp de Birkenau, est arrivée au lycée en véhicule médicalisé. « Le nombre de témoins diminue, même les présidents d’associations, les “témoins des témoins” atteignent un âge avancé. Je crois que c’est la dernière fois que nous pourrons organiser ce type de rencontres, » regrette Jacques Misguich, président de l’association Jean Zay en Provence.

Il serait malheureux de se passer du témoignage de Pierre Gabert, qui pendant la guerre, avait peu ou prou l’âge des lycéens auxquels il s’adresse aujourd’hui. Pierre mêle le tragique et l’héroïque, la petite histoire et la grande, son récit est aussi passionnant qu’instructif. « Mes parents étaient instituteurs, très ancrés à gauche. Après la défaite de l’armée française, le message de De Gaulle a facilement déteint sur nous, car nous parlions beaucoup de la situation, nous cherchions avant tout à comprendre. Et puis en octobre 40 Pétain a chaleureusement serré la main d’Hitler. En novembre, une manifestation de protestation à l’Arc de Triomphe a été violemment réprimée, 90 personnes ont été fusillées. Là nous avons commencé à dire non à la collaboration, non à la persécution des juifs, non à l’idéologie “travail, famille, patrie.” La question a surtout été politique et morale, jusqu’en 1942, quand les Allemands sont arrivés dans le Midi. »

C’est donc très facilement que Pierre et son frère aîné ont basculé dans la résistance clandestine, en prévenant : « On n’a pas été des grands chefs de guerre, mais des petites mains, engagées dans le travail de renseignement et de sabotage, lui aussi essentiel. Je n’ai jamais tué directement quelqu’un, mais je pense qu’indirectement les trucs que je transportais en ont envoyé quelquesuns au cimetière. » Concrètement, Pierre avait un ami scout, lequel parlait parfaitement anglais et s’était mis en relation avec Londres.

« C’est comme ça qu’on a appris que les pilotes anglais avaient repéré des aérodromes allemands dans la région, mais n’arrivaient pas à trouver les avions qui étaient cachés dans les arbres après leur atterrissage. Alors on est allé repérer les lieux, on a fait une cartographie précise que j’ai cachée dans mon vélo, et j’ai parcouru 25 km pour aller la porter à un contact américain. Je me souviens, il m’a donné une barre de chocolat en échange, qu’il a fallu que je mange sur place, car si les Allemands m’avaient attrapé avec, il m’auraient démasqué. Trois à quatre jours plus tard les Américains bombardaient et les avions allemands étaient fichus. »

Des “petits” actes comme celui-ci, il y en aura d’autres, comme il y aura aussi des scènes d’horreur (un camarade de son lycée qui avait dénoncé des professeurs à l’occupant, tué dans les toilettes du lycée) ou des images hallucinantes – le parachutage du fils de Winston Churchill, « très distingué, il portait une chemise blanche et cravate impeccables sous sa combinaison de cuir. » Passé pas très loin de se faire pincer plusieurs fois, Pierre est sorti de la guerre avec une conscience politique renforcée (s’engageant dans des études d’histoire puis de géographie à Aix) et un frère en moins, « massacré (fusillé) avec une dizaine d’engagés des Forces Françaises Intérieures. »

En conclusion, il indique vouloir « faire vivre l’héritage de la résistance et la politique sociale, » invite les lycéens à être vigilants : « Votre jeunesse se désintéresse des urnes. Pourtant c’est important. Que vous glissiez un bulletin droite ou gauche dans l’urne, il faut voter. » Car on ne le répétera jamais assez, rien n’est jamais acquis, et un feu, une mémoire non entretenus se meurent très vite.

Denise, incarcérée à Auschwitz

Autre témoignage proposé par l’association Jean Zay aux élèves du lycée Fourcade et du lycée de Rousset : Denise Toros-Marter. D’origine juive algérienne, sa famille s’est installée à Marseille en 1870, elle-même « comprenait mieux le Provençal que le yiddish. » En avril 1944, alors âgée de 16 ans, elle fut dénoncée et déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau avec père, mère, frère aîné, tante et grand-mère. Le convoi en wagon surpeuplé – et déjà la faim, la soif, la promiscuité – l’arrivée au camp « une autre planète, » la funeste sélection des plus âgés, des enfants et des plus faibles, « les coups de matraques, les chiens qui vocifèrent... » Denise raconte tout ça assez librement et sans pathos – mais tant d’années après on sent qu’il lui est tout de même difficile d’évoquer certains détails.

Recrutée pour faire le ménage, Denise tombera malade (varicelle, scarlatine) jusqu’à ne plus peser que 30 kilos, et devra son salut à la bienveillance des autres internées affectées à l’infirmerie. Son père, sa mère, sa grand-mère termineront au four crématoire.

Ce qu’elle retient aujourd’hui ou du moins ce qu’elle peut résumer facilement devant les élèves ? C’est « l’énergie que mettaient les nazis à nous faire perdre notre dignité, par exemple lors des appels interminables, où nous restions debout tellement longtemps que nous finissions par nous faire pipi et caca dessus. » Elle a tiré de son histoire un livre, J’avais 16 ans à Pitchipoï (édition du Manuscrit).