LAURENCE OLIVIER est quadragénaire, elle a des mains
et un sourire délicats — habituée des claviers d’ordinateur
— elle a des mots choisis. Vincent Ricard, trentenaire,
se définit lui-même comme un taiseux, il a les
mains couvertes de terre et de cambouis, déjà habitué
à conduire son tracteur. Ils n’ont pas grand chose en
commun, sinon une reconversion radicale. Jusqu’il y a peu, Laurence
dirigeait le service Informatique de la ville, tandis que Vincent
chargeait des palettes de surgelés dans
un entrepôt frigorifique, aux Milles. La première
cultive désormais du safran, tandis que
l’autre reprend l’exploitation maraîchère de
ses beaux-parents. Tous deux se rapprochent
de la terre, mais surtout embrassent un métier
dur, facilement représenté sous ses facettes
les moins enviables. Mais qu’est-ce qui leur est passé par
la tête ? Rencontres et interviews croisés.
Quel a été le déclic à votre transition ?
Laurence Olivier : J’étais responsable du service Informatique
de la mairie jusqu’en septembre 2010. J’avais l’impression
d’avoir fait le tour du sujet, j’avais un ras le bol, envie de faire
autre chose à quarante ans passés. Je me suis dit c’est
maintenant, après tu en auras peut-être pas le courage.
Alors j’habite chemin du Safran. On s’est interrogés là-dessus
avec mon mari, et on a découvert que ça avait
poussé à Gardanne. J’avais un terrain qui me permettait
de démarrer... Je suis partie en formation, pour essayer,
y aller progressivement. On a acheté 1000
bulbes en 2011, et on s’est dit go, on se lance.
Vincent Ricard : Je travaillais dans le surgelé, j’ai fait dix ans de préparation de commande aux Milles et j’ai une formation dans la chaudronnerie. Et puis j’ai rencontré Stéphanie (sa compagne, ndlr) dont les parents approchaient de la retraite. Ils me tendaient la perche. Je me suis dit pourquoi pas, il y un défi à relever, et puis ce serait dommage pour Stéphanie et mes beaux-parents de perdre leur exploitation. J’ai commencé à donner un coup de main, par ci par là après mon travail. Je ne pouvais pas laisser tomber de suite un CDI. Mais j’ai pas hésité longtemps. Jusqu’à ce que mon beau-père me dise « En avril (2013, ndlr) je vais me mettre à la retraite. Ça te dit de prendre la suite ? Histoire qu’on sache où on va ? Oui ? Alors on va faire ce qu’il faut pour. »
Comment votre vie a-t-elle changé ?
Vincent : Aujourd’hui je fais du 75 heures par
semaine. Faut pas être feignant, faut que ça
plaise. Il y a que l’hiver, où on s’arrête avec
la nuit, on peut presque faire les 35 heures. Mardi, mercredi, jeudi,
on prépare les marchés. On fait tout ce qui est ramasse, emballage,
on prépare les commandes des magasins et supermarchés
avec qui on travaille. Samedi et lundi ce sera plutôt entretien des
pierres et nettoyage des plantes. On fait surtout du légume de saison.
Tomates, aubergines, poivrons, haricots rouges, haricots blancs,
carottes, choux-fleurs, poireaux... Après c’est vrai que c’est beaucoup
d’heures, mais c’est aussi un autre confort de vie. Il y a moins
de contraintes. C’est à moi de m’organiser. Si j’ai besoin de m’arrêter,
de faire une course... tant que le travail est fait... Ça change
tout dans ma tête. Il y a deux ans je ne me voyais pas du tout me
mettre à mon compte.
Laurence : j’en tire un plaisir quotidien. Créer quelque chose à soi, repartir en formation, apprendre des nouvelles choses, rencontrer des nouvelles personnes, ça me plaît. Je pars le matin dans mon champ avec mon panier et mon chien, je suis contente, le bureau ne me manque pas ! Et puis il y a un côté féminin, délicat avec la fleur !
Comment voyez-vous la suite ?
Laurence : Le safran est revenu à la mode, du fait de l’engouement
actuel pour la cuisine. Il est souvent présenté comme un or rouge
(c’est l’épice la plus chère au monde) qui pousse tout seul. Or tout est manuel dans le safran, et qui est prêt à
faire ça aujourd’hui ? Qui est prêt à désherber
1500 m2 à la binette pour permettre
aux bulbes de bien se diviser ? La fleur est
cueillie à la main pour
la préserver, et dans la
même journée il faut
l’émonder, la sécher, la
conditionner... il y a des
moments où avec mon
mari on était à 40°C, courbés
sur la terre toute la
journée, avec mal au dos
le soir. Certes, ce n’est que
sur deux mois, mais il faut ensuite attaquer
la commercialisation. Alors j’ai pu me mettre
en disponibilité, ce qui fait que je pourrai
revenir dans la fonction publique à un poste
équivalent, et mon mari travaille toujours
chez Alteo. Il m’a beaucoup soutenue
et encouragée et me donne de gros coups
de mains sur son temps libre. Mais depuis
trois ans, je n’ai plus de revenus, et je ne
sais pas encore si je vais pouvoir en vivre.
Bien sûr, l’objectif est
d’en tirer un revenu,
mais je ne crois pas
m’enrichir avec le safran.
Vincent : Quand je suis allé au Pôle emploi pour essayer d’avoir des aides pour mon exploitation, ma conseillère m’a lancé que tous les agriculteurs gardannais étaient déficitaires. Ça encourage pas les jeunes à s’installer... mais je regrette rien, pas du tout. Bien sûr c’est le double d’heures, le double de travail, mais le matériel, les terres, la clientèle est là, et les beaux-parents sont là pour me soutenir et me donner des conseils, Mohammed aussi (leur ouvrier depuis 29 ans, ndlr). Il m’arrivera peut-être des prunes en route, mais je pars pas de rien et je sais où je vais.
[Le beau-père de Vincent,
Robert Olivero,
35 ans dans les champs,
intervient :]
A Gardanne certes, il
n’y a plus beaucoup d’agriculteurs, mais
nous avons de la chance, nous sommes en
zone péri-urbaine. Il y a plein de monde
autour de nous, et il y a de la demande !
Les supermarchés, la mairie pour les cantines,
les marchés, la vente à la ferme, on
a pas assez de bras pour faire tout ce qu’il
y aurait à faire. Je le dis clairement : il y a
de la place pour d’autres agriculteurs à
Gardanne.