Même pas peur, ou presque Energies 445 - Jeremy Noé

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Le Cinéma 3 Casino a invité l’un des cinéastes auteurs du documentaire “Même pas peur,” tourné au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. Un document d’autant plus saisissant que depuis son tournage, une seconde vague d’attentats du Bataclan est venue confirmer ses thèses.

Cinéma Tchi-tcha, plaisir du samedi soir, fenêtre ouverte sur le monde... ou bien miroir, surtout lorsqu’il a trait à l’histoire récente. Très récente. Les auteurs de Même pas peur imaginaient-ils que leur documentaire, explorant l’après “attentats de Charlie,” trouverait un écho retentissant onze mois après ? Programmée pour janvier à Gardanne, la projection a finalement été avancée au 2 décembre, actualité oblige, sur insistance de Cerise Jouinot, directrice du cinéma 3 Casino. Coproducteur, assistant réalisateur et ingé-son du film (tourné au système D, donc) Jonathan Boissay parle devant le public gardannais d’un “film d’urgence.” Une vingtaine d’universitaires et intellectuels y dissèquent les rouages à l’œuvre depuis le drame de janvier 2015 : la peur qui fabrique les désespérances, le racisme et l’antisémitisme, les polémiques autour du recueillement dans les collèges, l’uniformisation de la parole qui fait que « ne pas être d’accord signifie automatiquement qu’on est dans le camp des méchants, » la montée des communautarismes et du sécuritaire...

« Ceux qui ne croient plus aux lendemains qui chantent se réfugient dans des cités célestes qui autorisent tous les déchaînements de violence sur terre. »
Odon Vallet, historien des religions, intervenant dans le film

La réalisatrice (excusée ce soir pour cause de grippe) prend un malin plaisir à interroger des immigrés et fils d’immigrés sur l’identité française (« Elle n’existe pas ! » souffle Alain Touraine, de l’EHESS, école des hautes études en sciences sociales), la laïcité, le pacte social français, les banlieues. Pour finalement bifurquer vers ce que le public acquis à sa cause - féru d’art et d’essai au point de pardonner au film ses images parfois floues, et votant à gauche - s’est déjà persuadé depuis longtemps : les racines du mal seraient plus à chercher dans les tares de l’ultralibéralisme et l’autisme de nos dirigeants que dans la guerre de religions. A la fin du film, un spectateur du 3 Casino livre son sentiment : « J’ai la sensation qu’il y a des gens qui refont le monde dans une pièce très bien insonorisée, et que dans la pièce d’à côté, tout aussi insonorisée, il y a les kalachnikovs qui mitraillent. Entre les deux, la passerelle n’est pas du tout évidente. » À l’inverse, une spectatrice déclare : « Face au discours ambiant, on se sent parfois seul. Le film nous donne des outils et surtout l’envie de lutter, d’espérer. Ça me conforte dans mes réflexions. » Les deux points de vues collent assez bien au film.

Supplément web : questions-réponses avec Jonathan Boissay, coproducteur du film

Jonathan Boissay, co-producteur et assistant réalisateur du film, explique sa genèse, aux côtés de Cerise Jouinot, directrice du 3 Casino :

« On a regardé les informations dans les jours qui ont suivi les attentats et on y a vu la préfiguration de tout ce qui pouvait arriver. La manière dont les évènements étaient présentés – la marche avec les chefs d’Etat, les drapeaux, les enfants qui chantent La Marseillaise... tout ça n’était pas naturel. C’était une réponse mise en scène à la spontanéité du recueillement observé chez les gens. Nous avons senti qu’il y avait beaucoup de sujets allaient ressortir de cette situation. Donc le 12 janvier on a commencé le tournage place de la République, on a commencé à rencontrer des gens, à discuter avec eux, c’est là qu’on a rencontré par exemple Akhenaton, le rappeur juif qu’on voit dans le film. Le casting s’est fait de manière linéaire, car le film a été monté en même temps qu’il a été tourné. Au fur et à mesure des entretiens on a eu d’autres idées, d’autres intervenants, dont certains se sont imposés d’eux mêmes, au fil des rencontres. En mai juin le film était terminé, puis il y a eu un peu de post-production. Il nous semblait urgent de sortir le film dans l’année (le film est sorti le 7 octobre 2015, ndlr). Il y avait une urgence de documenter l’instant, de montrer ce qui se passe, et pour ça il ne faut pas attendre des années d’avoir des aides, des subventions... il ne faut pas attendre. C’était un film qui s’est fait dans l’urgence, dans l’urgence qu’on vivait à l’époque et qu’on vit toujours après les attentats du 13 novembre. »

Question dans le public : il pourrait il y avoir une suite ?

Jonathan Boissay : « Pourquoi pas. Sous un autre angle, évidemment, parce que si c’est pour dire les mêmes choses ça ne servirait pas à grand chose. A voir. Avec un regard plus citoyen, plus jeune. Vous l’aurez remarqué, il y a eu un choix de faire parler des gens qui n’étaient pas dans l’émotion : des universitaires, des artistes, des gens qui avaient un certain recul et une vision plus large par rapport à ce qui s’est passé. C’était un parti-pris.

Un spectateur : Je trouve paradoxal de dire que le film est d’actualité. J’ai la sensation qu’il y a des gens qui refont le monde dans une pièce, qui est tr ès bien insonorisée, et que dans la pièce d’à côté elle-même très bien insonorisée il y a les kalachnikovs du 13 novembre qui mitraillent. Entre les deux, la passerelle est pas du tout évidente. Il y a à mon avis beaucoup plus de complexité que ce qui transparaît dans le film.

Jonathan Boissay : il y a beaucoup plus de complexité que ce qui transparaît dans le film, bien évidemment. Le film est d’actualité dans le sens où il faut maintenant passer au temps de la réflexion, chercher à comprendre ce qu’il se passe, savoir pourquoi ça s’est passé, et comment y remédier, aussi. Effectivement on est encore dans le deuil, le recueillement, les attentats sont encore très proches de nous (nous sommes le 1er décembre 2015, ndlr). Mais il est temps aussi et surtout, vu l’état d’urgence, la manière dont cet état d’urgence est mis en place et appliqué, tandis que la politique de santé est passée en catimini cette semaine, alors qu’on a même pas la tête à ça... vu ce contexte, il faut dès à présent poser des questions, et c’est en ça que je dis que le film est d’actualité. Je ne sais pas si j’ai parfaitement répondu à votre question.

Le spectateur : Non, mais c’est pas grave... c’était juste une remarque.

Une spectatrice : le film donne des outils. C’est difficile on est confronté à incompréhension, à l’émotion en permanence, entre ceux qui regardent trop la télé et écoutent trop la radio. Là on se sent un peu moins seul, ça nous donne des outils. Il y a quand même de l’espoir. Ca devient rare de prendre les citoyens pour des gens intelligents. Ca me conforte dans mes réflexions mais ça m’aide beaucoup aussi. C’est une confirmation de beaucoup de choses. Le fait que ce ne soit pas de l’émotion c’est très très important car justement, on nous fige dans l’émotion, dans le superficiel. Il n’y a plus d’analyse, tout se dépolitise... c’est une horreur.

Jonathan Boissay : on est dans une société qui dépolitise. C’est pour ça qu’on dit qu’il est temps que les citoyens se reprennent en main, réinvestissent la Politique au sens vie de la Cité. Qu’il puisse il y avoir une réelle prise de conscience populaire pour arrêter d’avoir des personnes qui font de la politique un métier, qui ne sont pas au courant des réalités du terrain, qui sont sur une carrière plus que sur ce que devrait être le bonheur des peuples. On pourrait pouvoir par exemple révoquer des élus si ceux-ci ne correspondent pas à un mandat...

Un spectateur : ça serait bien ça !

Jonathan Boissay : ça serait bien car pour l’instant on signe un chèque en blanc sur des promesses mais si le cadre n’est pas celui que la majorité des électeurs souhaitent il faudrait pouvoir révoquer.

Un spectateur : pour ça il faudrait déjà qu’il y ait moins d’abstention. C’est un signe...

Jonathan Boissay : oui, vous avez raison...

Une spectatrice : je pense qu’il y a des gens qui essaie depuis des années de comprendre ce qu’il se passe. Et excusez-moi mais votre vision, je la trouve un peu naïve. Quand on est confronté aux difficultés auxquelles qu’on observe depuis des années dans certains quartiers... ça fait des années qu’ils voient des sociologues débarquer. A un tel point que quand on arrive, on nous demande si on est sociologue ou assistante sociale. Des sociologues on en a connu beaucoup, ça a coûté des fortunes et je pense pas qu’on puisse comprendre aujourd’hui cette situation qui nous échappe avec de vieilles recettes et de vieilles ficelles.

Jonathan Boissay : mais est-ce que les politiques les entendent et les écoutent réellement, ces sociologues ?

Une spectatrice : non mais attendez, vous plaisantez, vous les avez lu les rapports ? les habitants des quartiers en rigolent. Il y a un décalage énorme entre ce qu’il se passe réellement et la vision qu’en donnent les gens autorisés, les analystes.

Jonathan Boissay : ceux qui parlent des quartiers dans le film c’est Gilles Boite qui n’est pas sociologue mais conseiller municipal de Sevran, c’est Aline, qui a grandi à Rouen et qui vit à Toulouse... ils ne sont pas ceux qui ont l’oreille du gouvernement. Autre chose, il y a des sociologues dans le film qui ont été consultés par l’Etat, comme Jean Baubérot qui a fait partie de la commission Stasi sur la Laïcité, (Lire ici) ses propositions n’ont quasiment pas été retenues. Tout ce que l’Etat a retenu c’est l’interdiction du voile, point final, alors que la commission précisait bien que on ne pouvait pas interdire uniquement le voile sous peine de créer des inégalités des injustices, et qu’il fallait appliquer tout un ensemble de mesures sociales en contrepoids dans les quartiers, qu’il fallait être dans l’action. Le problème c’est que les politiques ne prennent que ce qu’ils veulent dans les rapports. Effectivement, il y a beaucoup de rapports qui ont été faits, et je dirais, heureusement. Car maintenant les événements nous poussent à agir...