L'onde de de choc de la Grande Guerre

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Alors que le front Ouest s’étirait de Belfort aux Flandres, comment Gardanne et ses 4500 habitants ont-ils vécu les années de guerre ? Prise entre la pénurie de main d’œuvre et la croissance rapide de sa population, la Ville a dû s’adapter dans l’urgence.

A 16 heures précises, ce vendredi 1er août, le tocsin sonne dans toutes les villes de France. Etonnant comme un son,rien de plus qu’un son,peut vous projeter immédiatement cent ans en arrière. Car en cet été 2014, c’est le souvenir de la mobilisation générale de 1914 qui est célébré. Comme le rappelle Pierre Martin, président de la section gardannaise de l’Union nationale des combattants, « À partir de 16h, un télégramme officiel jaune est porté par la gendarmerie à tous les maires de France. Ils ont l’ordre de placarder l’affiche annonçant la mobilisation générale et de sonner le tocsin. »

En 2014, il a sonné cinq longues minutes, à raison de soixante coups par minute, soit à peu près le rythme des battements du cœur. En 1914, il avait sonné pendant vingt minutes. Un son que nos arrières grands-parents ont entendu. Ils ne pouvaient pas savoir que ce tocsin-là signifiait l’entrée dans un terrible carnage de 1567 jours qui coûtera la vie à près de vingt millions de personnes, dont la moitié de civils.

En France, il y aura 8,2 millions de mobilisés, et 1,4 million de morts (plus 300 000 civils), 4 millions de blessés. Sur une population d’un peu moins de 40 millions d’habitants, la saignée est terrible. A Gardanne, qui comptait au recensement de 1911 4282 habitants, il y aura (selon le monument aux morts du cimetière) 86 tués pour un peu plus de 400 mobilisés. Soit environ 2% de la population totale. Ramenée à celle d’aujourd’hui (21000 habitants), cela représenterait plus de 400 hommes entre 20 et 50 ans.

Les premières semaines de guerre tournent au carnage. Alors que sur l’ensemble du conflit, la moyenne de tués côté français est de 900 par jour, ce chiffre bondit à 27 000 pour la seule journée du 22 août1914. Français, Britanniques et Allemands se heurtent très violemment d’abord en Belgique, puis à Mulhouse où les Français entrent le 8 août avant d’en être chassés deux jours plus tard,et surtout en Lorraine avec la bataille de Morhange les 19 et 20 août.

Ces combats, très mal engagés par l’armée française, vont coûter très cher au XVe corps qui regroupait des soldats provençaux, 4160 d’entre eux vont perdre la vie dans les deux premières semaines de combats, dont 3370 en seulement 48 heures autour de Dieuze, en Moselle. Parmi eux, deux Gardannais : Elzéard Granjon, deuxième classe aux chasseurs à pied et berger dans le civil, tué le 19 août à l’âge de 25 ans, et Louis Décome, affecté au 27e régiment des chasseurs alpins,tombé le 20 août. Il avait 24 ans et était cultivateur. Ce sont les deux premiers Gardannais morts au combat. Il y en aura treize autres d’ici la fin octobre 1914, dont François Bourrelly, 21ans, deuxième classe au 159e régiment d’infanterie.

Nous avons retrouvé sa nièce, Marie-Louise, née en 1923 à Gardanne. « Je n’ai pas connu François, c’était le frère de mon père. Il est mort le 15 octobre 1914 à Saint-Laurent-Blangy, dans le Pas-de-Calais. On n’a jamais pu récupérer son corps. À la maison, on parlait toujours de mon oncle, il y avait une grande photo de lui. Quand on parlait de lui, on disait “le pauvre François”. »

D’après le site des archives départementales, qui permet de visionner à l’écran les registres matricules de recrutement militaire jusqu’en 1921, il était coiffeur. Marie-Louise ne le savait pas. La famille de Marie-Louise n’en avait pas encore fini avec les drames. « Mon père était au front quand il a eu un fils, Albert, qui est né quelques jours plus tard, en décembre 1914. C’était un garçon qui a fait des études, il jouait au football à l’AS Gardanne. Je m’entendais bien avec lui. Il est mort dans l’Aisne le 8 juin 1940, d’une rafale de mitraillette. On ne l’a su que six mois plus tard, le 31 décembre. On n’a pas de livret militaire, rien. Son corps a été retourné à Gardanne en 1948, depuis il est enterré au cimetière. Mon frère m’a beaucoup manqué, je pense encore à lui. Il aurait eu cent ans cette année. »

On a du mal à réaliser à quel point la Grande Guerre a pu désorganiser une petite ville provençale située à cinq cents kilomètres du front. Pour le savoir, nous avons lu les comptes rendus des conseils municipaux de l’époque. Le problème le plus urgent qui se pose, c’est celui de la pénurie à venir. Lors de la séance du 2 août, le maire Elisée Bourtin déclare :« En raison de la mobilisation qui vient d’être ordonnée, tous les patrons boulangers de la Ville de Gardanne vont être obligés de rejoindre le corps auquel ils sont affectés. Nous allons donc nous trouver dans une situation critique si nous n’assurons pas leur remplacement. Cette situation peut encore s’aggraver par le manque de farine et nous mener à la famine si nous ne prenons pas dès aujourd’hui les dispositions que comporte la situation. »

Trop de lapins, pas assez de bouchers

Un an plus tard, l’adjoint au maire Lazare Car interpelle le gouvernement pour que ce dernier rétablisse... la chasse au lapin. « L’interdiction de la chasse en 1914-1915 a permis aux animaux nuisibles et en particulier aux lapins de s’accroître d’une façon extraordinaire [...] portant ainsi une grave atteinte à la future récolte des céréales et de la vigne dont la nation a le plus grand besoin. Considérant que la seule mesure efficace consisterait à autoriser la chasse au lapin [...] cette disposition permettrait également de concourir à l’alimentation de la population et que les budgets de l’Etat et des communes seraient alimentés par des ressources appréciables provenant de la délivrance des permis de chasse [...] que le gouvernement veuille bien autoriser la chasse au lapin avec fusil, chiens et furets. »

En 1917, la pénurie de viande se double d’une pénurie de bouchers : « En août 1914, nous avions cinq boucheries pour 4500 habitants. La mobilisation nous enleva les cinq patrons bouchers. Leurs femmes se mirent résolument à la besogne. La population s’est élevée à 5400 habitants par la mobilisation aux mines de Gardanne d’un grand nombre d’ouvriers mineurs du nord, puis d’envoi à l’usine d’alumine de prisonniers et d’équipes d’indigènes. Sur quatre boucheries restantes, deux ferment, une en septembre, la dernière en octobre. Il est certain que les deux boucheries qui restent, en admettant qu’elles puissent continuer leur commerce, ne pourront assurer le ravitaillement en viande de la population. »

L’année 1917, la quatrième de la guerre, contraint la ville à augmenter le tarif des repas servis à la cantine scolaire : la soupe passe à dix centimes et les portions (on ne saura pas de quoi) à 15 centimes.La mesure doit entrer en vigueur lors de la rentrée scolaire, le 1er octobre 1917.

Mais le manque de bras ne concerne pas que les métiers de l’alimentation. La question du médecin est cruciale. En 1914, il y a deux médecins à Gardanne. Le docteur Pellissier est mobilisé en août. Le 28 décembre 1914, alors que tous les espoirs d’une guerre courte sont désormais évanouis, et que la phase des tranchées commence, Lazare Car annonce au conseil municipal que « Si M. Blanc venait à être appelé, la Ville de Gardanne et les villages environnants se trouveraient dans une situation très difficile au point de vue médical. En effet, ce médecin donne ses soins, non seulement aux habitants de Gardanne, mais aussi à ceux des communes de Bouc, Septèmes, Mimet, Simiane, Meyreuil, ainsi qu’aux convalescents de Valabre et de Simiane, soit une population de 8 ou 9000 habitants sur un rayon très étendu. Il devient de ce fait nécessaire de demander le maintien de ce médecin dans la commune. »

Trois ans plus tard, en décembre 1917, le docteur Blanc est toujours là, mais il est débordé : « Gardanne atteint actuellement le chiffre de 5500 habitants. De sorte que la population industrielle s’est accrue dans denotables proportions et que les accidents du travail progressent journellement. Dans ces conditions, Monsieur le Docteur Blanc, malgré toute sa bonne volonté, se trouve dans l’impossibilité absolue d’assurer à lui seul le service médical de la commune et à plus forte raison celui des communes limitrophes. »

Sept élus mobilisés

La Ville elle-même est touchée dans son fonctionnement. Au premier conseil municipal qui suit la mobilisation, sur 27 conseillers municipaux, 13 sont présents, 3 sont absents et 7 sont mobilisés, dont le maire, Elisée Bourtin, et le premier adjoint Donin Reynier. Marius Chabert, Jules Pellegrin, Aurélien Servan, Edmond Deleuil et AntoineCharrier sont également partis.

Lazare Car, qui préside le conseil, fait tout son possible, mais le départ du secrétaire général de la mairie, César Montanard, en 1916, le pousse à réagir sans langue de bois, d’autant que le deuxième secrétaire est en sursis d’appel. Il est sous-caissier à la caisse d’épargne et assure à la mairie les services de retraites ouvrières et de l’état-civil, mais il ne peut en faire davantage. Là où la présence du secrétaire général est la plus utile et même indispensable, c’est surtout dans la gestion des affaires communales.

« Lorsqu’au début de la guerre le Maire et le premier adjoint étaient mobilisés, je fus obligé de prendre la direction de la mairie. C’est avec toute mon énergie de vieillard et mon dévouement que je me mis à la besogne [...] Heureusement que je trouvais auprès du secrétaire général l’intelligence éclairée et l’initiative qui me manquaient. Le départ de Monsieur Montanard, comme vous le voyez, a non seulement désorganisé les services, mais il me prive d’un précieux collaborateur sans lequel je ne me sens plus de diriger les affaires de la commune. »

Il faudra bien pourtant, et ce jusqu’au début de l’année 1919 et le retour d’Elisée Bourtin. L’intérim aura duré quatre ans et demi.

Elisée Bourtin, un maire dans la guerre

Il ne s’attendait sûrement pas à ça. Le 19 mai 1912, dans la foulée de la réélection d’Alphonse Deleuil, Elisée Bourtin est nommé premier adjoint, un mois après son trentième anniversaire. Il ne le restera pas longtemps : Alphonse Deleuil décède le 15 juin, et un mois plus tard, après avoir assuré l’intérim, Elisée Bourtin est élu maire de Gardanne par le conseil municipal.

Le grand projet de son mandat, c’est l’amélioration de l’alimentation de la ville en eau potable, en captant une source souterraine dans la galerie de la Mer, à 1,8 km du Puits Biver. Deux bassins, un au puits Biver, l’autre dans la rue Franklin sur le flanc Ouest de la colline du Cativel, de 256 m3 chacun, et entre les deux, une conduite de 4 km de long. Mais des travaux dans la mine dévient la source, ensuite il y eu la guerre, et le projet a été abandonné.

Pas tout à fait, puisqu’en 1919, la Société nouvelle des Charbonnages pompera 400 m3 par jour dans les galeries souterraines et les enverra au centre-ville par la conduite. La question de l’eau sera définitivement résolue dix ans plus tard, en 1929, avec la station des Giraudets aux Pennes-Mirabeau, toujours en service.

Juste avant que la guerre éclate, il préside le conseil municipal du 2 août 1914, dernier jour de paix et premier jour de la mobilisation générale. Une mobilisation qui le concerne, ainsi que six autres élus du conseil. Il reviendra pour la séance du 5 mars 1919, 4 ans et 7 mois plus tard. A partir du 12 avril 1919, c’est Donin Reynier qui préside le conseil en l’absence de Elisée Bourtin.

Il ne se représente pas aux élections municipales de décembre 1919. Il décède le 7 mars 1963 à Gardanne, à 81 ans. Sa tombe se trouve à l’entrée principale du cimetière, dans la première rangée à gauche.