A quoi ressemblait la Ville en 1914 ?

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Avec moins d’un quart de sa population actuelle, Gardanne en 1914 avait déjà fait sa mutation industrielle grâce au charbon et à l’alumine. Il lui restait alors à améliorer ses équipements publics et à intégrer une cité minière en devenir à trois kilomètres de là : Biver.

Pas facile d’imaginer Gardanne il y a cent ans. La Ville a considérablement changé depuis, elle s’est étendue loin du centre ancien et un nouveau village est apparu, celui de Biver (dans les années 1920). Mais elle avait aussi beaucoup changé entre le milieu du 19 e siècle et 1914, basculant d’un statut de village de paysans-mineurs à celui de ville industrielle en pleine expansion. Essayons de dessiner le plus précisément possible son portrait juste avant que la Grande Guerre ne commence.

En 1914, Gardanne compte environ 4500 habitants (4282 au dernier recensement d’avant-guerre en 1911). La ville est alors en plein décollage démographique, alors que tout au long du siècle précédent, sa population s’était maintenue entre 2500 et 3000 habitants. Au recensement suivant, celui de 1921, il y a 5301 Gardannais, soit 24% d’augmentation en dix ans. Et la croissance démographique continuera à un rythme soutenu, puisque la population atteindra 7092 âmes en 1931.

Les entrées de ville se font par l’usine d’alumine (route de Marseille), la route d’Aix (aujourd’hui avenue d’Aix) et la route de Nice. Le cours, créé dans les années 1860 sur le tracé du ruisseau Saint-Pierre, constitue un tronçon de la route La Malle-Trets.

Juste après la loi de 1905 séparant l’Eglise et l’Etat, le cours compte deux bâtiments neufs : l’église Sainte-Marie édifiée entre 1905 et 1906, et l’Hôtel de Ville, inauguré juste après, en 1908. Le bâtiment de la mairie abrite, outre la salle du conseil, les bureaux du maire et des élus et la salle du conseil au premier étage, un bureau de Poste, les bureaux de la justice de paix, le poste de police et la perception au rez-de-chaussée.

Depuis 1877, Gardanne dispose gare ferroviaire, gérée par la compagnie privée PLM (Paris-Lyon- Méditerranée). Son importance est stratégique, car elle permet non seulement d’aller à Marseille, à Aix ou à Trets (et, depuis 1880, à Carnoules dans le Var ou, depuis 1884 à Briançon dans les Hautes-Alpes), mais c’est elle qui a favorisé l’implantation de l’usine d’alumine.

Les écoles, rue Jules Ferry

L’institut agronomique à Valabre, selon les vœux de la Marquise de Gueidan qui a légué son domaine à la Ville, est installé au Château. L’école a ouvert en 1884, puis agrandie avec des bâtiments scolaires construits en 1911 par la Ville. L’institut forme de jeunes paysans aux nouvelles techniques agricoles. La Ville gèrera le domaine jusqu’en1938, où le Ministère de l’agriculture prend le relais. Le lycée actuel sera construit bien plus tard, en 1963.

Les écoles laïques de filles et de garçons, construites entre 1881 et 1886 dans la foulée de la loi Jules-Ferry, se trouvent de part et d’autre de la rue Jules Ferry (là où s’installeront le collège Péri et le Lycée professionnel de l’Etoile). A la rentrée de 1912, l’école publique de garçons compte 233 élèves pour cinq classes, on vous laisse faire le calcul. L’enseignement catholique dispose pour sa part de bâtiments autour de l’église, l’école des filles se trouvant à l’emplacement actuel de l’espace Bontemps (les platanes de la place Dulcie September sont ceux de la cour de l’école) et celle de garçons dans les bâtiments de la paroisse de l’autre côté.

Selon Huguette Garrido, à Biver il n’y a en 1914 pas d’école car si dans une délibération du conseil municipal du 21 novembre 1912, il est envisagé de construire une école mixte inter-communale avec Mimet pour recevoir les enfants de mineurs car tous les jours 20 à 30 élèves viennent à Gardanne (3 km), le projet n’a pas abouti.

A Biver, il n’y a pas encore de cités minières. En 1911, pour fixer sur place la main d’œuvre étrangère (essentiellement italienne) qui rentrait parfois au pays le printemps venu pour travailler aux champs ou dans les exploitations agricoles provençales qui payaient mieux (5 à 7 francs par jour contre 3,50 à 3,75 francs à la mine), la Société nouvelle de charbonnages des Bouches-du-Rhône décide d’engager la construction de logements autour du puits Biver : « une cantine avec des logements et un réfectoire pour y loger 40 manœuvres célibataires. Nous abandonnerions la cantine actuelle pour y loger deux ou trois ménages ouvriers et nous complèterions nos bâtisses par la construction de six maisons ouvrières isolées. »

Il faudra attendre 1921 pour que les Charbonnages accélèrent la construction de logements : 370 en 1923, 865 en 1930, 1712 à 3410 personnes logées sur les deux sites du puits Biver et du puits Hély d’Oissel à Gréasque. La population de Biver passera de 700 habitants en 1923 à 2000 en 1930, avec la construction des cités Saint-Pierre, Salonique, Rave, les Moulières. Ce sera aussi l’arrivée de nombreux travailleurs étrangers : Italiens, Espagnols, Portugais, Arméniens et Yougoslaves.

La galerie de la mer est en service depuis 1905, elle relie sur 14 km le puits Biver à la Madrague à Marseille. Cent ans plus tard, cet ouvrage extraordinaire, qui a coûté plus de huit millions de francs, quinze ans de travaux et une dizaine de morts est toujours utilisé pour évacuer les eaux de la mine.

Dix puits de mine en activité en 1914

Entre la fin du 19e et la fin des années 20 (1897-1929), la mise en service de cette galerie dope la productivité des mines provençales. La production charbonnière locale est dynamisée par la paix sociale (politique salariale favorable aux mineurs), la diminution d’importation de charbon britannique (guerre sous-marine), la présence d’une main d’œuvre immigrée nombreuse et des commandes abondantes de l’Etat alors que l’Allemagne occupe le nord et l’est de la France.

En 1914, il y a dix puits en activité dans le bassin minier, certains datant de la Monarchie de Juillet : Castellane à Saint-Savournin (foncé en 1844), Saint-François à Peypin (1849), La Tuilière à Trets (1851), Léonie à Saint- Savournin (1860), le Cerveau à Peypin (1862), Saint-Joseph à Cadolive (1866), Notre-Dame à Cadolive (1871), Albinote à Belcodène (1880), Armand à Peypin (1891) et Biver (1893). Le puits Hély d’Oissel à Gréasque est foncé entre 1912 et 1916 (mis en service en 1923). Les puits Courau et Boyer à Meyreuil sont foncés en deux temps : 1906- 1908 puis en 1925-1927 et n’entreront en activité qu’en 1928.

L’autre activité industrielle qui change le visage de Gardanne, c’est bien sûr l’usine d’alumine. Edifiée près de la gare en 1893, elle consomme du lignite de Gardanne, de la houille des Cévennes et du coke britannique depuis Cardiff. La bauxite provient du Var où sont extraites 300 000 tonnes par an en 1913. La moitié de cette production est exportée.

Jusqu’en 1900, Gardanne est le seul producteur d’alumine en France. Puis viennent les usines de Salindres (1901), la Barasse (1908), Saint- Louis (1909, qui dépend de la société allemande de Neuhausen, AIAG) et Saint-Auban (1918) pour répondre à une consommation d’aluminium en forte hausse. L’usine évolue fortement dans cette période. En 1905, elle n’occupe que 25 000 m2 entre la voie ferrée et le chemin n°19, à savoir la route de Marseille. L’autre côté de la route sert à stocker... les boues rouges.

A partir de 1906, celles-ci sont déposées dans le vallon d’Encorse (à Mangegarri) via un téléphérique. En 1921, au sortir de la guerre, elle s’est considérablement agrandie et occupe 110 000 m2. Elle dispose d’une bifurcation de la voie ferrée pour les trains de marchandises et s’étend de part et d’autre de la route de Marseille, jusqu’au chemin n° 8 qui va vers Biver, le long du ruisseau des Molx.

En 1913, 7500 tonnes d’alumine sont produites à Gardanne. Le travail est posté, la production ne s’arrête jamais. Jusqu’en 1912, il y a deux postes de 12h par jour, puis trois postes de huit heures. Le travail est dur, inconfortable (bruit, chaleur) et dangereux (soude). Les accidents de travail sont nombreux. L’usine emploie 520 salariés en 1911, mais les salaires y sont nettement inférieurs à ceux de la mine.

Avec l’afflux de travailleurs étrangers à la mine et à l’usine, ceux-ci représentent plus du tiers de la population en 1911. C’est dans cette période que le marché de Gardanne devient presque aussi important que celui d’Aix. A l’usine, l’écrasante majorité des salariés sont des immigrés. Avant la Guerre, la quasi totalité des arrivants sont des Piémontais, auxquels s’ajoutent quelques Belges et Allemands.

Le turn-over est très important. Pendant la guerre, l’arrivée de travailleurs étrangers va se poursuivre : dès 1915 arrivent des Algériens, des Tunisiens, des Maltais en 1917, des Chypriotes et des Espagnols en 1918, et les Arméniens à partir de 1924 via le camp de regroupement Oddo à Marseille, en provenance de Sivas et de Kharpout. Dans les années 20, il y aura aussi des Cubains, des Russes, des Argentins...

Deux personnages importants dans l’histoire de l’usine meurent dans cette période : Paul Héroult (en mai 1914), ingénieur qui a amélioré le procédé Bayer utilisé à Gardanne, et Alfred Rangod Pechiney (en janvier 1916) directeur de la société d’Alais et de Camargue qui prendra son nom en 1950.

Deux monuments aux morts

Après la guerre, les communes de France font construire des monuments aux morts en hommage aux 1,4 million de soldats tués au combat. A Gardanne, le 5 mars 1919, le maire Elisée Bourtin invite le conseil municipal à ériger un monument commémoratif.

« Récemment sur la froide pierre d’une tombe communale de notre cimetière et qui ne s’est même pas ouverte pour recevoir la dépouille glorieuse de nos héros, nous déposions une couronne pour rendre hommage à nos concitoyens tombés au Champ d’Honneur. Cela ne suffit pas. [...] Nous devons rendre immortels nos grands morts en gravant leurs noms dans le marbre impérissable. »

Le 12 avril 1919, un comité a été nommé et est chargé de réunir les fonds : il a lancé dans toutes les directions des souscriptions. Il se propose d’organiser des fêtes, des quêtes, des soirées théâtrales. Le conseil municipal donne l’exemple et vote une somme de 10 000 francs. Le 29 décembre 1921, le sculpteur aixois Marius Malan présente les plans du monument qui sera dressé devant la mairie.

C’est celui qui est sur le cours de la République aujourd’hui, après avoir été déplacé de quelques mètres lors de la rénovation du cours. Le 30 septembre 1922, le maire Robert Deleuil (élu à la fin de 1919) constate que « L’Etat n’assurant pas la sépulture gratuite aux corps ainsi ramenés, il incomberait aux familles désireuses de donner à leurs membres une sépulture particulière d’acquérir à leurs frais une concession. »

Le conseil municipal décide d’offrir gratuitement aux soldats morts au combat une sépulture collective perpétuelle. « L’emplacement choisi dans le cimetière agrandi pour élever un monument aux soldats morts pour la France paraît tout désigné pour accomplir cet acte de reconnaissance. Un caveau sera construit dans les sous- sols du monument et renfermera les corps de tous les soldats morts à la guerre dont les familles en feront la demande. »

La souscription lancée en 1919 permet en effet de financer deux monuments, un devant l’hôtel de ville, l’autre au cimetière. C’est sur ce dernier que sont inscrits dans la pierre le nom des 86 Gardannais tués pendant la Grande Guerre.

Jean Jaurès, « un symbole et un drapeau »

Le 31 juillet 1914 à 21h40 se joue le dernier événement majeur de l’avant-guerre. Au café du Croissant, rue Montmartre, deux coups de feu claquent. Jean Jaurès, directeur du journal L’Humanité et député du Tarn, est mortellement touché à la tête. Raoul Villain, son assassin, est jugé en 1919 devant la Cour d’assises de la Seine. Il est acquitté le 29 mars. Comme dans de nombreuses villes ouvrières en France, les Gardannais sont choqués.

Le 12 avril, « Le Conseil municipal, réuni hors séance et à l’unanimité, proteste avec indignation contre le verdict du jury de la Seine acquittant l’assassin de Jaurès, verdict confirmant d’une façon éclatante avec quel cynisme les adversaires du parti républicain se moquent du droit et de la justice ; considère ce verdict comme un soufflet au parti socialiste, qui voyait en Jaurès le défenseur inlassable des idées de justice et de fraternité, envoie à la famille de Jaurès l’expression de sa profonde gratitude. »

Trois mois plus tard, en juillet, la Ville s’associe à une souscription pour l’érection d’un monument à Jean Jaurès à Marseille. « Considérant que le citoyen Jean Jaurès, victime de ses idées, lâchement assassiné la veille de la déclaration de guerre par un fanatique au moment où sa grande expérience et son profond savoir auraient été d’un précieux secours à la nation. Que Jean Jaurès, par ses écrits et sa rectitude au parlement, a toujours été pour les républicains d’avant-garde un symbole et un drapeau. »

Enfin, en septembre 1919, Donin Reynier, premier adjoint, annonce au conseil municipal que « pour couronner cet acte et pour perpétuer à Gardanne la mémoire de celui qui fut le défenseur des travailleurs et de la République, je vous propose de donner son nom à un rue de la ville. Le conseil municipal décide à l’unanimité que le boulevard des Phocéens s’appellera désormais le boulevard Jean Jaurès. »