Ville de Gardanne
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Patrick Tort : « plus on est altruiste, plus la société est forte »
Entretien / Energies 324 - Bruno Colombari
vendredi, 30 octobre 2009

Il a consacré sa vie à Charles Darwin. Patrick Tort est l’un des plus grands spécialistes mondiaux du darwinisme, et depuis vingt-six ans, il multiplie les livres et les conférences pour mieux faire connaître le grand théoricien de l’origine des espèces et de l’évolution. Le 9 octobre, il était à la Médiathèque dans le cadre du cycle Science & Idées. Nous l’avons rencontré.

Deux siècles tout juste après sa naissance, qui connaît vraiment Charles Darwin ? En tout cas, pas ceux qui font de lui l’initiateur du darwinisme social, peste Patrick Tort. « Ils ne l’ont pas lu sérieusement. Ils interprètent ses textes et en déduisent que Darwin recommande l’élimination des plus faibles, alors que c’est le contraire ! »

Patrik Tort, lui, sait de quoi il parle : philosophe et historien des sciences, il étudie Darwin depuis une trentaine d’années, a fondé l’institut Charles-Darwin International et a dirigé le dictionnaire du darwinisme et de l’évolution. Il travaille actuellement, avec d’autres spécialistes, à l’édition intégrale en français de l’oeuvre de Darwin (35 tomes). Et il se bat, notamment, pour que l’apport de Charles Darwin soit reconnu à sa juste valeur, au moment où il est attaqué aussi bien au nom de la religion (notamment aux États-Unis) que du libéralisme (le fameux darwinisme social).

Dans un auditorium de la Médiathèque trop petit, Patrick Tort retrace en quelques mots la trajectoire de Charles Darwin, et notamment son voyage initiatique sur le Beagle, un bateau qui l’emmenera pour un tour du monde de cinq ans. Darwin peut ainsi comparer les différences dans l’espace (autruches, iguanes, pinsons) et dans le temps (tatou préhistorique et tatou contemporain) qui contredisent le principe d’une perfection divine.

« Ce que Darwin découvre et démontre dans “l’origine des espèces,” c’est que si ces dernières ne croissent pas démesurément, c’est parce qu’elles se régulent par l’élimination des moins adaptés. Mais il ne parle pas de l’homme, uniquement des plantes et des animaux. C’est Herbert Spencer qui va emprunter à Darwin la loi d’élimination des moins aptes et qui va l’ap- pliquer aux sociétés humaines, c’est ce qu’on va appeler le darwinisme social. »

Derrière ce concept se profile les thèses libérales et conservatrices justifiant l’immobilisme dans la répartition des richesses (les pauvres méritent leur sort et sont inadaptés socialement), voire la stérilisation ou l’élimination pure et simple d’une partie de la population. « En 1871, Darwin publie “La filiation de l’homme.” Pour la première fois, il parle de l’espèce humaine et de sa parenté avec l’animal. Mais il va plus loin : il constate que lorsque les instincts sociaux se développent, l’autre est reconnu comme semblable, le sentiment de sympathie s’étend, de même que la solidarité et le secours aux faibles. Ce sentiment s’étend progressivement à la tribu, puis à la nation, puis à l’humanité entière. »

Ce que Patrick Tort a résumé en 1983 d’une formule étonnante : « la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle. » Dit autrement : « plus on est altruiste, plus la société est forte. » On est bien loin du darwinisme social du début ! Quant à l’opposition des Églises, qui n’ont pas désarmé depuis 150 ans, « c’est parce que les espèces ne sont pas parfaites qu’elles évoluent. C’est en contradiction complète avec le dogme des Églises. Avec Darwin, on entre dans le matérialisme scientifique. Il ne fait appel à aucune transcendance, il a un point de vue d’anthropologue.  »

Patrick Tort regrette en passant que la théorie de l’évolution ne soit pas suffisamment enseignée à l’école, « alors qu’elle devrait être la base de l’enseignement scientifique. On consacre du temps à la biologie des gènes et des cellules, sans penser que la cible de l’évolution, c’est l’organisme. Et un organisme ne se réduit ni à ses cellules, ni à ses gènes. »

C’est pourquoi Patrick Tort continue à donner des conférences dans tou- te la France (70 cette année), et invite le public à lire Darwin. « Nous ne voulons pas un Darwin pour les riches et un Darwin pour les pauvres, » affirme- t-il en condamnant l’édition par le Monde et France Inter d’une traduction abrégée de L’origine des espèces au prix de un euro. « Nous voulons un Darwin riche pour tous. Le meillleur moyen de le connaître, c’est de le lire. »

Patrick Tort a notamment écrit L’effet Darwin (Seuil, 2008) et Darwin et le darwinisme (Que sais-je ? 2005), ainsi que la préface de L’origine des espèces (Honoré Champion, 2009).

Qu’est-ce que le darwinisme social ?

La notion de darwinisme social a vu le jour à la fin du 19 e siècle, quand Herbert Spencer s’est servi des recherches de Darwin pour justifier le libéralisme économique au nom de la sélection naturelle  : les riches seraient dominants parce que mieux adaptés. Il serait donc inutile, voire contre-productif d’aider les pauvres par des mesures de protection sociale, sans même parler de résorber la pauvreté.