La Maison

Une extraordinaire leçon de vie Energies 50 - Bruno Colombari

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Structure unique en France, La Maison a ouvert ses portes il y a bientôt un an. Des dizaines de malades atteints du sida ou du cancer en attente de soins pallatifs ont passé quelques semaines ou quelques mois dans les locaux de l’ancienne clinique Saint-Roch. Là, ils ont été respectés, écoutés, reconnus, aimés, jusqu’au bout. Nous avons rencontré les bénévoles et l’équipe du docteur La Piana qui, à leur manière, inventent une nouvelle conception des soins.

LOVE was an easy game to play (L’amour était un jeu facile), disaient les Beatles dans Yesterday. Etrange d’entendre ça une après-midi de juin dans la grande pièce à vivre de la Maison. Ce jour-là, trois copains musiciens (dont le secrétaire de l’association qui gère la structure) sont venus donner un petit récital, accompagnés d’une guitare et d’un ampli. En face d’eux, une trentaine de chaises dans lesquelles sont installés six résidents et des bénévoles, du personnel soignants et des amis, venus pour l’occasion. Lolita, la petite chatte caramel, joue avec les fils électriques pendant que Minou et sa bande reprennent en chæur Help ! L’ambiance est chaleureuse, familiale même. On en oublierait presque que l’on se trouve dans un centre de soins palliatifs, et que, dans l’assistance, des malades atteints du sida ou du cancer vivent leurs derniers jours. Il faut dire qu’ici tout a été fait pour que les résidents se sentent le plus à l’aise possible : la Maison ressemble à s’y méprendre à une vraie maison, si ce n’est le grand ascenseur qui mène aux étages et la salle de bains spécialement équipée. Dans le hall, près d’une bougie allumée à chaque décès jusqu’à ce que le corps quitte la Maison, un grand cahier est ouvert pour recueillir les messages destinés à ceux qui sont partis, messages d’adieux pleins de tendresse. C’est là plus qu’ailleurs qu’on mesure l’absence : il y a cinq jours, il y a dix jours, il ou elle était là et c’est fini. Comment vivre avec cette absence, ces départs qui se succèdent, panois deux dans la même semaine ? (( Ce sont des gens qui sont en plein désir de vie, explique la psychologue Mireille Vigneron. Et ils s’arrêtent, en plein projet. Avec eux, on est dans l’inachevé. )) Pour Betty, infirmière, (( c’est très diffcile, il faut travailler sur la juste place. Ce ne sont pas nos frères, pas nos proches... On est là en tant que soignants. ii ne faut pas s’impliquer dans une relation très forte.)) C’est bien entendu là que se joue un des aspects les plus complexes de la Maison : accueillir des gens en fin de vie avec le plus de respect, de douceur et de compréhension possible, tout en gardant une certaine distance pour ne pas se laisser emporter par chaque décès. Sylviane, la cuisinière, reconnaît que « parfois on perd la juste pIace, on se laisse glisser. Et on y laisse des plumes. » Pour Jean-François, le kiné, « ce qui est important, c’est de pouvoir dire au revoir ; de pouvoir finir les histoires. Quand je le peux, je me recueile près de la personne décédée. » Milena, aide-soignante, remarque « qu’on arrive à dépasser le décès dans la mesure où on respecte l’autre dans son choix de partir. Quand on a des regrets, c’est qu’on aurait aimé aller plus loin dans la relation. » Heureusement, pour Pascale, aide-soignante, « on a la possibilité de parler de ce qu’on vit, ce qui nous touche, de le comprendre et de s’en dégager. »

C’est le principe des groupes de parole, qui toutes les semaines donnent l’occasion à chaque membre de l’équipe de dire ce qu’il a sur le cæur. Comme le constate Betty, « ici il Y a une liberté de parole qui n’existe pas à l’hôpital ». Ce n’est pas un hasard si une grande partie de l’équipe soignante avait auparavant quitté le système hospitalier... Avec vingt-sept personnes (dont quinze soignants) pour dix résidents (bientôt douze), la Maison a su dès le départ se donner les moyens de son ambition : une autre idée du soin qui prenne en compte toutes les dimensions de la personne. C’est surtout une structure en perpétuel réajustement, afin de s’adapter au mieux aux demandes des résidents, des familles, et des moyens de l’équipe. « Bien sûr, ce n’est pas parfait, avoue Mireille. Mais rien de ce qui est vivant n’est parfait. » La grande force de la Maison, c’est son esprit d’équipe, qui revient dans chaque conversation. « Sans le respect de chacun et la solidarité, ça ne marcherait pas, remarque Jean-Michel, médecin. En soins pallatifs, le médecin n’est à la limite pas plus compétent qu’un autre personnel soignant. C’est pourquoi la complémentarité est indispensable. » Les infirmières et les aides-soignants mettent en avant l’intérêt du roulement des horaires, une alternance de matinées, de journées et de nuits. « C’est très éprouvant physiquement, affirme Marie-Jo, infirmière, mais ça permet d’éviter la distance qu’il y a d’habitude entre les équipes de nuit et celles de jour. La nuit, on n’a pas le même type de relation avec les résidents. C’est important de faire les deux. » Toutes les après-midi, après le repas, tout le personnel présent participe à la réunion de transmission, qui permet de faire le point et d’échanger des nouvelles. « Ici, il faut tout voir d’un regard neuf chaque jour, tout va tellement vite... » soupire Milena.

Le regard neuf, c’est aussi les bénévoles. Jean-Louis Guigues, infirmier, leur rend hommage : « La Maison n’a pas besoin d’eux pour fonctionner, elle dispose d’un personnel suffsamment nombreux et qualifié pour ça. Mais ils apportent un plus incontestable, ils ont une relation particulière avec les malades. Et quand on n’a pas le moral, qu’on est fatigué, ils nous aident ». Les bénévoles ne sont pas non plus en reste pour l’accueil des familles des résidents. « On a beaucoup de contacts avec elles, confie Patricia, la coordinatrice. On les tutoie, on s’embrasse... En fait, les proches ont besoin qu’on les écoute. » La Maison est aussi faite pour eux : une chambre leur est réservée, celle des résidents est suffsamment grande pour accueillir un lit supplémentaire et il n’est pas rare qu’un conjoint ou un parent vienne passer quelques jours. Au repas de midi, le soir et les week-ends, ils amènent avec eux leurs histoires, leurs anecdotes, la vie du dehors. Sylviane : « Des familles nous ont dit que pour la première fois, on s’occupait aussi d’elles et pas seulement des patients. » Thierry, cuisinier, ajoute : « la cuisine, c’est un peu l’accueil, c’est souvent nous qu’on vient voir en premier. » De plus, la jeunesse des malades crée des situations inhabituelles qui nécessitent encore plus d’affection : « On a affaire à des parents qui perdent leur enfant, remarque Betty, et ce n’est pas dans l’ordre des choses. » il arrive aussi que des familles reviennent à la. Maison après le décès de leur proche. Elles y ont leur habitude, elles s’y sont fait des relations. Bref, elles y ont leur place.

« Tiens, il faudrait que je me pèse. Ça fait une semaine que je suis là, je suis sûr d’avoir pris au moins trois kilos, affrme Allel, un résident. j’étais à l’hôpital, je ne mangeais plus rien. Quand je suis arrivé ici, on m’a présenté  : on appelle tout le monde par son prénom, il faut s’y faire. Personne n’est en blouse ou en tenue identifiable. Dès le lendemain, je me suis remis à manger. C’est bon ! Mais il faut que je fasse attention quand même. »

Ce qu’Allel apprécie le plus, c’est la disponibilité de l’équipe, et la liberté qu’on lui laisse.« On peut manger à n’importe quelle heure. Le matin, l’infirmière ouvre tout doucement la porte pour voir si je suis réveillé, et me propose le café. Le premier arrivé apporte des croissants pour tout le monde. Je n’avais jamais vu ça. » Du coup, Allel se prend à faire des choses dont il ne se croyait pas capable : « hier, j’ai descendu les escaliers par réflexe, sans même m’en rendre compte. Aujourd’hui, je les ai remontés. » C’est ce que Jean-François, le kiné, appelle l’amélioration, c’est-à-dire faire mieux que ce qui existe, plutôt que de parler de guérison. « Leurs émotions passent par le corps. Avec les mains, je les soutiens sans chercher à réparer. La douleur est souvent un point d’appui. j’essaie de permettre au patient de se décentrer par rapport à elle, de la voir autrement. »

De son côté, Mireille, la psychologue, tente de faire face aux inquiétudes, aux angoisses : « ensemble, on essaie de créer un projet de vie pour chaque jour, de trouver du plaisir dans le quotidien. » Le plaisir, les cuisiniers en donnent le plus possible, afin de rendre aux repas leur vraie valeur : « On doit leur faire plaisir, dit Sylvia ne, leur donner des choses qui ont du goût. L’important, c’est qu’ils prennent plaisir à manger. » Et qu’ils puissent, sinon se sentir comme chez eux (il arrive que, lorsque leur état de santé s’améliore, ils retournent à leur domicile), tout au moins retrouver le calme, la sérénité et l’apaisement. « Ici, souligne Allel, les cloisons tombent, les distances disparaissent. Très vite on a l’impression de connaître les gens depuis longtemps ». D’ailleurs, comme le dit Patricia : « il arrive souvent qu’on rit et qu’on pleure, et qu’on rit après avoir pleuré. C’est un endroit plein de vie, contrairement à ce qu’on pourrait croire. »

Depuis son ouverture, la Maison a attiré l’attention de nombreux médias et de spécialistes médicaux. Elle a réussi à mobiliser des artistes de premier plan (voir La verrière : un lieu ensoleillé équipé d’une chaine hi-fi. ci-contre) et commence à être reconnue comme une structure innovante. Sylviane n’en doute pas un instant : « On fait partie d’un élan. On montre que l’on peut faire quelque chose de différent. » Thierry, dans un sourire, glisse : « souvent, pour des petits détails, on se dit que ça vaut le coup qu’elle existe, cette Maison. » Milena souhaite que les mentalités évoluent, pour le plus grand bien des soignés et des soignants. Nadia ne peut s’empêcher de lancer : « on a parfois envie de dire à ceux qui construisent et décorent les hôpitaux : est-ce que c’est comme ça, chez vous ? » Jean-Marc La Piana, le directeur médical et initiateur du projet, confie que « mon obsession, c’est que les choses durent. Je ne veux pas qu’on s’enflamme et qu’au bout de quelques mois tout retombe. »

Ce serait surprenant, tant les quarante salariés et bénévoles sont soudés autour d’une volonté commune : montrer qu’en cette fin de siècle désastreuse, la dignité et le respect absolu de la personne humaine peuvent renverser des montagnes de préjugés et d’indifférence. C’est une vraie, une grande leçon de vie qui se renouvelle chaque jour, à l’endroit même où il y a vingt ans encore naissaient des enfants.

Une présence attentive et chaleureuse

Ils sont quinze et consacrent chaque semaine quelques heures de leur temps disponible au service des autres. A la Maison, les bénévoles assurent aux résidents comme à l’équipe une présence attentive et chaleureuse. « Ça va du petit service à rendre comme aller acheter des cigarettes, raconte Patricia la coordinatrice, jusqu’aux confidences plus personnelles. » Mamine accompagne quand elle le peut les patients en consultation à l’hôpital, ce qui prend fréquemment plusieurs heures, « parce que l’ambulance ne nous attend pas et qu’il faut la rappeler. »

Dans ces cas-là, le réconfort que procure un bénévole n’a pas de prix. Mamine n’hésite pas non plus à donner un coup de main à la cuisine, comme elle avait participé à l’aménagement de la Maison, avant l’ouverture. « C’est une famille. ça nous apporte beaucoup, vous savez. Parce que si on se renferme sur soi, on a beau avoir bon cœur, ça ne sert à rien. » Ce que confirme Georges, qui s’est engagé comme bénévole « pour faire partie d’un entourage adapté aux malades. On est là, on apporte une présence. Parfois simplement rester à côté, pas forcément parler. On peut transmettre du silence. »

Et si des affinités se créent avec certains résidents plutôt que d’autres, les bénévoles travaillent le plus possible en équipe. « Comme ça, on peut partir tranquille, assure Patricia, on sait que quelqu’un va prendre le relais. On apprend à quitter la Maison en laissant ici ce qu’on a vécu. » Pour faire le point entre eux, tes bénévoles ont convenu de se voir une fois par trimestre au restaurant. Tous les mois, ils font un travail de régulation avec la psychologue de la Maison. Un temps de parole précieux et indispensable, car « on ne vient pas ici par hasard. et on n’en sort pas inchangé. »

Du lycée Fourcade à Patrick Dupond

Si les dépenses courantes de la Maison sont couvertes par la DDASS, il a fallu trouver près de six millions de francs pour rénover, équiper et décorer les locaux. La Région, le Département, la Fondation de France et Sidaction ont apporté leur contribution, mais aussi les antiquaires aixois, la cantatrice Teresa Berganza et le contre-ténor James Bowman, qui ont donné chacun un récital, impliquant des centaines de mélomanes dans une action de solidarité.

En août dernier, c’est le ballet national de l’opéra de Paris, emmené par le danseur étoile Patrick Dupond, qui a attiré mile cinq cents spectateurs dans la cour de l’archevêché à Aix, après avoir partagé un repas à la Maison avec ses résidents. Et puis il ne faudrait pas oublier deux belles initiatives des lycéens de Fourcade, une collecte en décembre (qui a rapporté 6500 francs, de quoi acheter des chaises et des tables de jardin qui faisaient défaut) et un concert rock avec des groupes du lycée en mai (pour 5000 francs de recette).

Des élus, des antiquaires, des mélomanes, des lycéens et des miliers de donateurs anonymes ont ainsi apporté leur pierre à l’édifice. Et ce n’est pas fini.