Pierre Rabhi, le retour à la terre Energies 453 - 27 avril 2016 - Jeremy Noé

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Fin mars dernier, le lycée agricole de Valabre a invité ses étudiants à plancher sur l’agroécologie au cours d’une journée de rencontres et de débats. En point d’orgue : la venue de Pierre Rabhi, paysanphilosophe, pour une intervention qui doit inciter chacun à réfléchir.

Retour en arrière : vous avez quatre ans, vous êtes en maternelle, vous faites des dessins où les soleils prennent tout un coin de la feuille, avec des bonhommes qui ont des longues jambes et des longs doigts, tandis que des oiseaux en V parsèment le ciel. À quelques exceptions près, tant que vous avez pu faire votre sieste, vos journées ne sont que paix et amour. Quelques années plus tard : le monde vous est devenu tellement compliqué que vous avez oublié jusqu’à l’existence même de ces dessins. Quand ce ne sont pas les soucis du quotidien, les notes du petit dernier en classe, ou la voiture à faire réparer : c’est la politique nationale ou internationale, la “conjoncture” qui perturbe vos chakras... ce jour là, devant les lycéens de Valabre, le temps d’une petite heure et demie, Pierre Rabhi nous a fait l’effet du grand sage capable d’exhumer pour nous tous ses dessins d’enfants et les possibilités qu’ils représentent  : celles d’un monde meilleur où on surfe sur les arcs en ciel à dos de licorne.

« On est dans une humanité où les humains se font énormément de mal depuis des millénaires, les humains font beaucoup de mal à la vie, à la nature, construisent beaucoup d’armes de destruction, jettent des bombes, polluent leur terre, leur eau, font disparaître les espèces, etc. De ce fait se pose aujourd’hui un grand questionnement, surtout pour vous qui allez vers l’avenir, c’est : est-ce que nous pouvons construire un monde différent ? Allons nous rester dans ce monde indigent, où l’abondance côtoie des grosses consommations d’anxiolytiques, et où toutes les sept secondes un enfant meurt de faim sur la planète, ou bien un autre monde est-il possible ? »

« NOUS POUVONS ÊTRE HEUREUX »

Le paysan agronome, écrivain et militant écolo rompu aux sorties médiatiques a enfilé sa cape de vieux sage, yeux rieurs et peau parcheminée inclus, pour un discours altermondialiste en diable : « Je dis qu’un autre monde est possible, encore faut-il se libérer de l’idéologie dominante aujourd’hui pour voir le monde autrement. Nous pouvons parfaitement être heureux sur cette planète, mais certainement pas avec la puissance de l’argent qui crée des hiérarchies, qui nous pousse à vouloir de plus en plus au détriment des autres... » Ainsi, de la croissance : « On est dans le système du “toujours plus” indéfini. Toujours plus, toujours plus... et on s’aperçoit que c’est un toujours plus pour les uns, et toujours moins pour les autres. En accaparant les ressources, on les confisque à ceux qui ne les ont pas. On est dans une société ou 30 à 40% de ce que nous produisons est du déchet. »

Du déchet, de l’inutile, qui s’oppose aux vrais besoins selon Rabhi : « Qu’est-ce qui est important aujourd’hui pour un être humain ? Manger, se vêtir, s’abriter sous un toit, se soigner quand on est malade. » Qu’est-ce à dire, Pierre ? Revenir à la bougie ? Non, le chantre de la “sobriété heureuse” ne refuse pas la modernité : « Il faut des distractions c’est important aussi, mais à quoi ça sert d’être sur cette Terre si on n’est pas heureux  ? Je ne suis pas né pour servir le produit national brut, je suis là pour tâcher d’être heureux il faut privilégier le bonheur ; c’est le bonheur qui est important, pas la matière, la bagnole plus belle que celle du voisin. »

« L’AMOUR, C’EST ÇA L’IMPORTANT »

Pas de bougie, mais les petits oiseaux semblent voleter pas loin au-dessus de lui : « Ce monde est violent, destructeur, très difficile ; chaque fois qu’on ouvre la radio on voit les dégâts des hommes qui s’entre-tuent. Il est totalement anormal que des êtres humains tuent d’autres êtres humains. Nous devons tâcher d’être dans la bienveillance, dans l’amour, c’est ça qui est important. » Pierre Rabhi est en roue libre, et, tout en pensant à nos dessins d’enfant, on se dit qu’il est tout à fait le genre de personnalité à présenter à des esprits en formation, qui vont entrer très bientôt dans le monde du travail, le monde de la croissance et les défis du XXIe siècle, où tout semble aller de plus en plus vite. Par son retour aux fondamentaux aussi naïfs puissent- t-ils sembler, Rabhi arrête le temps, et permet de penser.

D’autant que l’orateur n’a de cesse de répéter « Ça c’est mon avis, je ne vous dis pas que c’est ce qu’il faut faire, faites-vous votre propre opinion. » Et l’agroécologie, dans tout ça, le sujet de la journée ? « L’agroécologie c’est un système qui se base sur l’adage de Lavoisier : “Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme.” Un système qui recycle, transforme, maintient le sol dans une certaine vitalité. Le sol est un extraordinaire organisme vivant à part entière. Entretenir sa vitalité c’est le premier élément de l’agroécologie. » Rabhi parle labour respectueux de la terre, compost, préservation des semences... mais on a l’impression qu’il a déjà tout dit quand il martèle : « L’évolution sociale ne peut avoir lieu si l’être humain ne change pas, après tout on peut manger bio, recycler son eau... et exploiter son voisin. »