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Joe Hill

Une âme vagabonde
Publié le jeudi 1er septembre 2016

Fidèle à sa politique d’exploitation de veines cinéphiles, Malavida Films continue de faire redécouvrir la filmographie un peu oubliée du cinéaste Bo Widerberg, avec cette ressortie en version restaurée de Joe Hill (1971). Seule aventure américaine du Suédois (et ce hors de Hollywood), ce film vient conforter le versant du réalisme social âpre que le réalisateur a travaillé dans d’autres œuvres comme Le Péché suédois ou Le Quartier du corbeau. Cependant, on sent que depuis ce dernier l’auteur a quelque peu mûri, débarrassé du volontarisme d’une mise en scène qui lorgnait vers la modernité démontrée dans la Nouvelle Vague française. Ici, la liberté se trouve moins contrainte de se signifier dans la forme, et se laisse guider par la liberté (ou le désir de liberté) de son sujet.

Sujet à la fois modeste et imposant, puisque Widerberg livrait là le biopic d’une figure peu popularisée mondialement et pourtant emblématique de la lutte ouvrière : le compatriote Joel Hägglund alias Joseph Hillstrom ou Joe Hill (1879 — 1915), émigré aux États-Unis qu’il sillonna en hobo, ouvrier, syndicaliste, songwriter contestataire, fomenteur de grèves, enfin martyr, condamné et exécuté dans l’Utah pour un crime qu’il n’avait vraisemblablement pas commis. Or le film arriva à son époque dans un contexte étrangement opportun, période où l’histoire des luttes sociales aux États-Unis recevait un coup de projecteur à travers d’autres figures emblématiques. La même année, l’Italien Giuliano Montaldo se penchait avec Sacco et Vanzetti sur d’autres martyrs de l’injustice américaine (d’ordre social également, même si le lien avec les revendications des travailleurs est moins explicite). Et l’année précédente, le cinéma hollywoodien lui-même s’emparait de ce pan d’histoire, avec The Molly Maguires de Martin Ritt. Des scènes et des images de Joe Hill rappellent naturellement ces deux autres films, et même la voix de Joan Baez, interprétant une ballade comme elle le fait pour Sacco et Vanzetti, participe à l’impression d’une connexion entre œuvres militantes rétrospectives motivées par les remises en question dans l’Amérique des années 1960-70. Néanmoins, là où les films de Ritt et Montaldo restent imprégnés, chacun à sa façon et son degré, de certains automatismes (sinon d’un académisme) de mise en scène de « grand sujet », celui de Widerberg se démarque en s’attachant avec moins de filtres à son sujet, se faisant ainsi plus franc dans l’âpreté comme dans la légèreté, compagnon sincère du vagabondage de son héros.

Une âme vagabonde

Widerberg ne fait certes pas l’impasse sur la peinture du personnage sous l’angle le plus communément admissible du héros du peuple. Il fait d’abord de Joe Hill une conscience, opposant le visage de Tintin mûri du comédien Thommy Berggren (fidèle collaborateur du cinéaste) aux constats des injustices et de l’hypocrisie de sa terre d’accueil. Les indices de ces maux, même les plus apparemment insignifiants, l’assaillent à chaque étape, depuis la hiérarchie des places sur l’escalier de secours d’un théâtre, jusqu’au processus sophistiqué de sa mise à mort qu’il luttera jusqu’au dernier spasme pour fixer d’un regard droit, lui qui n’aura eu de cesse de se fondre dans le mode de vie américain pour mieux en cerner les limites (de la vie de hobo jusqu’au système judiciaire, en passant par le maniement des armes).

Si ce Joe Hill paraît éminemment sympathique, avec son action non violente faite de clameurs, de dérision et de chansons (malgré la tentation des armes qui pointe face à la répression physique), cela ne signifie pas pour autant que nous soyons embarqués dans une hagiographie béate. Car il s’agit bien d’un embarquement. Widerberg ne nous donne pas simplement à écouter l’édifiante histoire du héros, mais à suivre ses pérégrinations. Et c’est de là que le film tire un trouble de son personnage, car nous ne sommes pas sur le droit chemin du « destin tracé » trop familier au genre du biopic (surtout en territoire américain), mais sur les pas d’un vagabond dont les aspirations peuvent le porter dans n’importe quelle direction – ce qui, à l’arrivée, fait du film moins un biopic qu’un road-movie. On s’attarde volontiers sur chaque étape de cette errance à travers l’Amérique des nomades et des exploités, étape qui se déroule dans l’incertitude totale de la suivante, que Hill décide de prendre le train ou de continuer à pied, de s’enfuir ou de se poser (tandis que ses compagnons de voyage continuent de courir), de s’attarder auprès d’une femme ou de se raviser. Fidèle à l’esprit de baladin de son personnage, le film joue le jeu de ses mouvements parfois surprenants, s’empêchant de baliser son parcours et de le rendre trop facilement saisissable, prenant le risque d’une certaine ambivalence. Ainsi, dans une scène hilarante de burlesque à la table d’un luxueux restaurant dont Hill tourne en dérision le protocole, se demande-t-on jusqu’au bout s’il joue la comédie dans le cadre de ses nobles objectifs ou pour jouir à sa façon de ce luxe inhabituel.

Et même dans cette cellule de l’Utah où il attend la mort, le film, jamais pressé de le voir partir, le prend en train de continuer à vivre, à écrire, à aimer, laissant ouverte la possibilité secrète de le voir prendre une autre direction que celle qui lui est destinée. Rien n’indique que le vrai Joe Hill ait ressemblé à celui de Widerberg, ni même ait été aussi sympathique. Peu importe. Le cinéaste n’a pas besoin de cela, ni de griser son tableau pour livrer un portrait crédible et prégnant de déclassé devenu figure de l’Histoire au gré du vent. Il lui suffit de le laisser marcher.

Merci à Critikat et à Benoît Smith, dont nous reproduisons l’article "Bal(l)ade" en intégralité

 
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